J’ai déjà parlé plusieurs fois ici des éditions La Partie dont certaines des parutions récentes sont des plus réjouissantes à mon goût en littérature jeunesse actuellement. Après être devenue en très peu de temps depuis son lancement une référence identifiée sur l’album jeunesse avec un travail assez pointu autant avec des auteur.ices et illustrateur.ices reconnu.es qu’avec de jeunes artistes que l’on découvre là, voilà que la maison développe réellement un pôle documentaire passionnant. J’ai dit tout récemment l’importance que doit avoir il me semble le secteur documentaire en jeunesse. Chez La Partie, le catalogue documentaire qui s’étoffe progressivement va vers une ligne très intéressante mêlant album narratif et documentaire avec notamment Qu’est-ce qu’une frontière ? de Judo et Haerang ou La Maison au bord du canal de Thomas Harding et Britta Teckentrup. L’on y voit un travail sur l’illustration avec des choix graphiques marqués et sur un rapport texte-image peu habituel dans le secteur documentaire. Ces livres seront rangés, selon les librairies, leurs choix, lignes et conseils, avec les albums ou les documentaires sans qu’un classement puisse être préféré à un autre indépendamment du lieu.

Séraphine Menu est autrice de plusieurs romans jeunesse aux éditions Thierry Magnier et de livres documentaires sur divers sujets, surtout animaliers, principalement aux éditions La Pastèque mais aussi éditrice pour la jeunesse aux éditions Møtus. Ce projet de livre est venu après un voyage en Transsibérien qu’elle a fait il y a quelques années. Marion Duval est illustratrice pour l’édition jeunesse et la presse. Elle a notamment illustré une fantastique série d’albums tout carton autour des éléments écrits par Cécile Roumiguière aux éditions du Seuil jeunesse.

Dans Chasseur de glace, l’on suit le quotidien de Youri, un petit garçon élevé par son père seul en Sibérie, au bord du lac Baïkal. L’on découvre ce qui fait sa vie de tous les jours, bien différente de la nôtre, entre le fait de récupérer et livrer de gros blocs de glace pour ravitailler les autres habitants en eau douce, la proximité d’un village bouriate, l’attention portée à la faune et à la flore. Voilà les habitudes d’un enfant dont les sentiments et sensations peuvent être bien partagés ici même si le contexte, l’environnement, les préoccupations et habitudes sont totalement différents et en cela fascinants.

L’on est là totalement entre album et documentaire dès la couverture saisissante dans son traitement de l’illustration qui s’y déploie à fonds perdus. Dès que l’on voit le livre, qui semble à première vue plus proche d’un album, l’on est happé.e par la folle luminosité du soleil se reflétant sur la glace sans fin du lac Baïkal. D’autant plus que le titre, Chasseur de glace, a un aspect descriptif tout en étant une expression que l’on ne connaît pas nécessairement en tant que telle et qui, si on n’est pas totalement sûr.es de ce qu’elle recouvre de prime abord, peut sembler proche de l’oxymore dans les deux notions qu’elle oppose, induisant un aspect presque poétique plus que purement explicatif. Cela sous-entend également l’aventure en cours sans placer immédiatement dans un contexte documentaire.

Si des informations réelles sur la vie au bord du lac Baïkal et sur la faune et la flore de la région sont délivrées ici, des personnages de fiction sont développés pour présenter ou représenter la vie dans cet environnement. L’ouvrage se lit et se raconte comme une histoire où la richesse des informations prend l’ampleur d’une aventure que l’on va lire d’un bout à l’autre plutôt que de piocher des informations ici ou là comme souvent dans un livre purement documentaire. Le texte est aéré, rythmé et réfléchi pour pouvoir être lu à l’oral par un adulte à un enfant, mais également par un enfant commençant à lire seul. Ce récit est descriptif et sobre mais évocateur, mettant en valeur la force et la simplicité de cette aventure nichée dans des coutumes qui nous sont étrangères, que ce soit dans les habitations, le travail ou l’alimentation notamment. Une vie simple dans cet ailleurs peut devenir aussi fascinante que la découverte d’une nature pour nous inhabituelle, cette lecture attisant une grande curiosité des petits et grands. Ici, le travail est physique et nécessaire : il s’agit de tailler d’énormes blocs de glaces à apporter devant les différentes maisons environnantes, comme une chorégraphique délicate et spectaculaire. Le fil du récit alterne entre des pages évoquant l’aventure de tous les jours que nous semble être la vie de Youri et de son père et des doubles-pages purement documentaires précisant certains aspects plus techniques de la faune et de la flore locale. Alors que sur ces doubles-pages documentaires, le texte en italique est intégré sur les illustrations très immersives à fonds perdus, les pages plus narratives où l’on suit les personnages présentent les illustrations comme encadrées du blanc de la page comme de sortes d’instantanés de cette vie, d’arrêts sur images du film que l’on pourrait imaginer.

Au-delà de ces aspects quotidiens, nous est ici représentée en toute délicatesse une relation père-fils où l’on devine beaucoup plus d’amour qu’il ne se dit. Cette famille monoparentale oscille entre solitude et proximité des voisins alentours, entre les proches partis à Moscou ou à Pékin et le deuil de la mère évoqué au détour d’une phrase. Une grande palette d’émotions est montrée chez les personnages, pouvant ici en engendrer tout autant chez les lecteur.ices de cet ouvrage, pris.es par la force des sentiments développés face à ces paysages à couper le souffle, peut-être propices aux questionnements, à la méditation. Cela peut être poussé vers certaines interrogations écologiques, voire politiques autour des relations entre les personnes et avec leur environnement, de la préservation de la nature et de la Terre, de l’accès à l’eau potable. S’il est question de chasse, la proie, bien que difficile à extraire, est un bloc de glace inanimé mais à la réalité mouvante et instable et à l’importance vitale.

Les illustrations saisissantes de Marion Duval sont faites à la peinture acrylique. Elle alterne entre paysages et portraits dans cette bascule entre explications et intimité, extérieur à perte de vue et scènes d’intérieur centrées sur les personnages, plans larges et plus serrés. Selon le cadrage, les paysages peuvent devenir presque abstraits par moment avec des vues aériennes ou gros plans ou plus descriptifs à d’autres avec notamment un intéressant plan de coupe dévoilant les animaux et végétaux lacustres. Pour ces paysages spectaculaires, un grand travail est fait sur la lumière, les matières et le relief, notamment autour de la glace, du ciel et des reflets et jeux de l’un avec l’autre, le soleil s’insinuant partout où il le peut. À cela s’ajoute un jeu très subtil sur les couleurs avec des nuances aussi douces que parfois éblouissantes de bleu, jaune et rose. Le rapport et l’opposition entre chaud et froid, intérieur et extérieur, lumière et obscurité s’allient à merveille avec le texte pour former narration et ravir les lecteur.ices.

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